Amaury Da Cunha
La vie d’Amaury da Cunha oscille entre photographie et écriture*. De ses images, l’on pourrait évoquer une photographie d’écrivain mais aussi une écriture photographique -ce qui n’est pas la même chose. Pour autant son travail ne transpose pas la photographie à l’écriture, ce n’est pas une traduction, des photographies converties à l’évidence de ce qui s’argumente, avec des signes reconnaissables immédiatement. Non, la photographie d’Amaury est paradoxalement comme désemplie du bavardage de la prose, débarrassée de ses évidences, et s’informe plutôt “d’images” (au sens littéraire du terme) celles de la poésie. Des images métaphores en somme, des images d’images ? Amaury est né à Paris en 1976, il est diplômé de l’École Nationale supérieure de la photographie d’Arles. Il nous présente sa SERIE / “Incidences” (travail en cours)
Soustraire de l'encre
Par Yann Datessen
Pourquoi parler de photographie d’écrivain -ou plutôt donc de poète? Parce que, tout comme la poésie qui interroge les limites du langage en le triturant, le fouillant, le tordant, voulant y trouver d’autres vérités, des nouvelles combinaisons pour de nouveaux sens, des sens nouveaux pour d’autres mondes, la poésie laisse le langage inapaisé, intranquille aurait dit Pessoa, elle combat la définitive prétention qu’ont les langues à dire la réalité du monde.
A ce titre, l’image d’Amaury sonde ces recoins, ceux de la narration, ses entrefilets, son “en-dessous”, parfois son “au-dessus”, laissant en suspens le dogme, et prenant le monde de biais, par la marge, en se faisant “voyant” d’un nouveau théâtre, plein des ombres du voyageur inquiet. Dans cette ombre, Amaury va à l’essentiel de ce qu’il y a à taire; ce que font les poètes donc. Vers contre prose, métaphore contre argument, instinct contre raison, déambulation contre studio, pénombre contre clarté, le chemin est là qui nous arrache à ce que nous faisions, puissamment.
Si photographie d’écrivain il y a, c’est parce que nécessairement, empreinte et consubstantielle d’une façon qui raconte, d’une encre propre à la chronique, nous suivons le chenal d’une série, un corpus de visions qui, c’est flagrant, provient d’une même et seule main : les visions d’une main, l’idée est étrange pour un photographe… Pas si l’on considère ce qui de l’écrivain à l’histoire lui sert de jonction : le stylet.
Le stylet est cet outil à pointe métallique avec lequel on écrit -ou dessine- dans des matières où la plume ne va plus, des surfaces comme le cuir, la cire, l’écorce, l’argile, l’écaille, un instrument qui sert à inciser, à disséquer, à ouvrir, une extension du domaine de l’éternité.
Dans l’exposition de ses images, Amaury excave le glacis de l’ombre, l’entaille, lui inflige une blessure large et creuse, il y trouve de la lumière bien sûr, mais pas celle qui vient du ciel, pas celle qui rebondit sur la surface opaque des choses, celle d’en-dessous, que l’on ne trouve qu’avec le couteau. Là est toute la beauté et l’originalité de ce travail, c’est une photographie de la soustraction qui, lorsque la couche de bitume est enlevée, libère la lumière d’un autre soleil, un soleil qui éclabousse d’en-dessous, une lumière d’étoile retrouvée, une lumière si forte que bien souvent ceux qui en sont témoins dans l’image s’en préservent…
Oui, Amaury est un photographe au stylet, un scribe qui trace son style dans le sable du temps. Son crédo est le “fur et à mesure” et non l’éphéméride, il y a ainsi, par la force d’une pointe qui grave à la même profondeur, selon les mêmes volutes, avec des pleins et des déliés qui se ressemblent, une cohérence, un sillon qui relie les images les unes aux autres. Ce stylet est l’objet, le style son résultat et c’est pourquoi les images d’Amaury sont écriture, tout de suite reconnaissables entre toutes. Elles sont des stigmates de soleil dont nous remontons le sang jaune, les causes et les conséquences, pour qui cherche bien il y trouvera des incidences…
Photographie d’écrivain pour l’encre soustraite d’une narration en images, écriture photographique pour la manière de le dire et de le taire, une série au stylet qui convoque une lumière souterraine, des sillons dans lesquels on voyage de pays en pays, de dates en dates, ballotés entre manifestations du hasard et volontés scénaristiques qui reprennent possession du temps… Car du rapport au temps, dans ces découpes de sablier, il y a des chocs frontaux : la décision d’un instant, la bifurcation que ce hasard fait prendre à son auteur qui le traverse, et des instants qui se décident à créer lui-même. Il y a la conjugaison des leçons Bressonniennes et l’inscription dans une pleine contemporanéité qui font la part belle au projet plus qu’au destin.
C’est qu’à la manière du reporter “sur ses gardes”, à l’affût des grands hasards du monde, Amaury semblait a priori plus proche de l’instant décisif, ces temps “forts” transfigurés et magnifiés par les motifs de l’art visuel. Mais comment réussir à faire une série de ces densités ? Cela paraît contradictoire : un roman composé d’arrêts ordonnés par les seules vicissitudes de la chance, est-ce seulement possible ? Par définition une collection de hasards ne raconte pas la même histoire, sauf à trouver le moyen d’interdire de trop grandes ellipses… Comme par exemple, injecter dans le recueil de ces instants-là, poses et préparations, des images réfléchies et proposées comme chaînons manquants.
C’est ce qui constitue l’approche “binoculaire” du travail d’Amaury, précisément : dépoussiérer le rapport à l’instant décisif en l’inscrivant dans une véritable série, et ce par l’entremise d’images qui imitent son propos tout en se pliant à sa volonté d’auteur. Une ambigüité où le “réel” et le “fabriqué” dialoguent et s’échangent leur rôle. De cette association contre-nature, il y a le stylet de Sisyphe qui lutte contre l’absurdité du hasard, des sillons qu’on abreuve de sang jaune, ce même sang qui rapproche Amaury d’un Philip Lorca DiCorcia, adepte fameux “d’instantané documentaire”.
*Il a publié de nombreux textes critiques sur la photographie et sur la littérature, notamment dans “Le Monde des livres”. En 2009, il publie son premier livre d’images et des textes, Saccades, aux éditions Yellow Now. En novembre 2012, à l’occasion de sa première exposition personnelle à Paris dans le cadre du mois de la photo, soutenue par Pierre Bergé, les éditions Le Caillou Bleu publient Après tout. Il est aussi l’auteur d’un livre coécrit avec Doris Von Drathen, consacré au plasticien Emmanuel Saulnier, Condition d’existence, publié aux éditons du Regard, en novembre 2012.