L E T T R E
Cette rubrique est celle de Yann Datessen. Ici l’exercice de style épistolaire est à l’honneur. Il s’agit d’envoyer une lettre à un autre photographe (vivant ou mort) ou sinon à l’une de ses oeuvres…
Pour cette seconde lettre, j’ai choisi d’envoyer ma missive aux quatre soeurs Brown. Ce fabuleux travail du photographe Nicholas Nixon est toujours en cours et dure déjà depuis plus de 40 ans…
En 1975, Nicholas prend le portrait de sa femme et de ses trois soeurs, alors âgées de 15 à 25 ans. L’année suivante, il les fait reposer, dans le même ordre. Lui vient alors l’idée de réaliser un projet à long terme à l’aide d’une chambre photographique.
L E T T R E A U X S O E U R S B R O W N
Heather, Mimi, Bebe, Laurie,
au moment où ma main couche ces premiers mots, je me demande, un peu soucieux, comment vous allez recevoir, à l’autre côté du monde, le bout de papier qui recueille les effets d’un émoi qui ne me quitte plus. Je me demande si vous allez trouver ça bien sérieux, qu’un inconnu, un petit français, qui a certainement l’âge d’un de vos enfants, vienne déranger la quiétude de vos quotidiens. Mais j’avais besoin de vous dire des choses, de vous les écrire, longtemps que j’en avais envie et que sans oser, je laissais la vie m’emporter à ses autres projets. C’est que voyez-vous, j’y pense, souvent, aux quatre sœurs Brown, tous les jours en fait, et ce depuis qu’au hasard d’un long couloir, celui de l’antre d’un musée, j’ai reçu plus qu’une gifle : un vertige pour le moins.
C’était en fin d’après-midi, un 31 décembre. Drôle de jour me direz-vous pour rendre visite aux arts, drôle de jour pour espérer se laver les yeux d’un coup de beau, la tête d’un peu de calme, et entre nous, réunir l’un et l’autre, ici à Paris, d’où je vous écris, n’est pas si courant. Vous étiez donc là, dans ce musée, dans ce couloir, à Paris, 35 photos de vous. Et moi j’arrivais juste. Mon corps à peine se réchauffait-il du frimas au-dehors que mon esprit, lui, pas bien éveillé d’un sommeil d’hiver, pas bien informé d’en être au 31 de la rue de Décembre, lui était encore en retard, coincé dans un imbroglio deux pâtés de maison plus loin. Ne pouvant l’attendre, j’en ratais les deux premiers trophées de vos visages : 75 et 76, deux années où je cherchais encore à comprendre ce que vous représentiez l’une pour l’autre : filles, mères, amies, sœurs, inconnues ? Dans le même temps, alors que je prenais du recul, je m’aperçus de ce qu’il restait à voir sur le mur : “encore 33!”, le nombre d’images semblables qui m’attendait… Et je soupirai : “ça continue jusqu’à là-bas”, il y en avait tout du long, des cadres, avec vous dedans mesdames; à ce moment là, je ne savais pas encore que j’allais mourir.
Ce fut comme un répit mon incurie, une petit bulle de connerie dans laquelle on aime bomber le torse, parfois… Souvent. J’aurais pu y rester si enfin, tout transpirant des derniers mètres cavalés, ma lucidité qui cherchait à retrouver sa carcasse n’explosa la fine pellicule de cet honteux refuge. Et venait-elle juste de réintégrer sa moitié que nous fûmes, à l’intérieur, moi, je, lui, l’autre, précipités dans un maelstrom d’émois et de larmes sourdes. Tout s’effondrait. Le dallage, les murs, les cimaises, vous, le musée, Paris, à la troisième : 1977, je sus, j’y étais, il y avait comme l’image volée du destin, là, devant moi, d’un coup, la gueule grimaçante du temps m’agrippait, enfonçait ses crocs dans mes bras, 77, à cet instant, les bactéries de sa bouche, la fièvre, un grand frisson, la faulx. Je la senti la lame, ho oui, je la senti m’entamer, et c’est peu dire qu’elle était glacée : Sibérienne. Ça dégringolait. Sans bruit. Tout autour. En-dedans. Les fondements de Décembre, la chaleur de mon sang, le ciment de Paris, tout ça passaient un quart d’heure mauvais, et alors que mon corps prit le parti de marcher plus vite, pour se réchauffer, tout du long de vous, je me mis à compter : 78, 79, 80… Vous étiez si belles. 81, 82, votre chronologie mes tantes, vous changiez, je le voyais dorénavant le sablier et sa cadence : un, deux, un, deux, la faulx de sable, la farce de silice, 83, 84, 85, à chacun de mes pas, à chacun d’eux oui, une année de plus, c’était si rapide, déjà 86, et pourtant si long, à chacun de mes pas j’avais l’impression de vieillir avec vous, j’aurai voulu m’arrêter à 87, pour vous sauver, mais c’était trop tard, je devais continuer, jusqu’au bout : je vous aimais.
Et je suis mort.
Je le fis ce parcours, une fois, deux fois, six fois, dans un sens puis dans l’autre, allant jusqu’à mes neuf chats dans la gorge. Je croisais le désarroi d’une jeune femme, comme moi aux larmes, nous nous reconnûmes, nous saluâmes, puis je ne voulus plus regarder personne. “S’assoir”. Oui : la bonne idée. Trop de chiffres, trop de nombres : ça tournait toujours. Je trouvais une place un peu plus loin, en face de la longue cicatrice de vos clichés. Je soufflais. Puis rapidement, parce que le spectacle du monde reprenait ses droits, il me bouleversa tout autant, ma peine se mit à rougir : les gens passaient. Sans s’arrêter. Même pas des passagers. Même pas des innocents. Femmes et enfants, vieillards et amoureux. Des veaux. Ils PASSAIENT! Et rien. Non rien. Je leurs jetais des sorts. Que fallait-il donc pour qu’ils cessent la grande gesticulation du dernier soir ? La mort leur vomissait dessus… Et ? Aucune réaction, tout juste s’époussetaient-ils. J’eus rouge, si tard, ce 31, d’être un des leur, cette colère soudaine devant la vanité qui faisait face à la vanité, honte, oui.
Je suis rentré chez moi. Ai retrouvé les bibelots que je connais, sur les étagères les livres du moment. Un message sur le répondeur que je n’ai pas écouté. Silence. Pas de neige ce soir. D’un coup de fil, je me décommandais de la soirée de réveillon où l’on m’attendait, c’était ce soir-là, la seule chose à faire.
Je pense à vous depuis. Trois ans ont passé. Nous sommes en Mai, ce temps des souffles tièdes qui commandent au monde de guérir, je pense à vous et vous imagine ensemble, sur le perron d’une maison blanche, peut-être y-a-t-il un jardin tout autour, un beau gazon sur lequel, après 21 heures, vous avez l’habitude de marcher. Heather, Mimi, Bebe, Laurie, je me demande combien d’épreuves se cachent derrière vos regards, ces regards qui n’ont pas de couleurs, combien d’enfers se sont joués et de bonheurs qui en auront, je l’espère, triomphé. Quelles sont vos histoires mes tantes, les hommes de vos vies, vos enfants, les climats et les décors qui vous ont accueillies ? Je vous fais cette lettre en forme d’impudeurs sans pour autant espérer soulever le voile des réponses, sans intention autre que d’y mettre les neuf chats de ma gorge (moins un), ou plutôt les neuf du mot affection, ça ne fera jamais que 24 de retard sur les cadeaux de vos visages…
Je vous embrasse.
Yann
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