Katarina Smuraga
“J’ai fait mes premiers pas en photographie il y a six ans, lorsque mon père m’a prêté son appareil numérique, j’ai alors commencé à shooter systématiquement tout ce que je voyais. Au fur et à mesure de mes expériences, j’ai compris qu’en plus du monde autour de moi, je m’explorais de l’intérieur, que ces « nouveaux yeux », plus subtils, toujours là, allaient m’aider à appréhender l’incroyable étrangeté de ce qui m’entoure.” Ce témoignage sur la rencontre avec sa première chambre noire, et le désir irrépressible d’inventaire du réel qui s’en suit est commun à de nombreux photographes. On rentre en photographie comme en religion : à la fois quête d’extérieur et d’intérieur, le pouvoir de créer soi-même des icônes ne reste jamais anodin… C’est ce que nous dit Katarina Smuraga, la benjamine de ce premier numéro de Cleptafire, qui du haut de ses 22 ans a, pour le moins qu’on puisse dire, du talent à revendre. Originaire de Vitebsk en Biélorussie, elle poursuit en ce moment ses études aux beaux-arts de St-Petersbourg : ça promet…
Ci-contre : Ma sirène est bleue comme les veines où elle nage / Pour l’instant elle dort sur la nacre / Et sur l’océan que je crée pour elle / Elle peut visiter les grottes magiques des îles saugrenues / Là des oiseaux très bêtes / conversent avec des crocodiles qui n’en finissent plus / Et les oiseaux très bêtes volent au-dessus de la sirène bleue / Les crocodiles retournent à leur boire / Et l’île n’en revient pas / ne revient pas d’où elle se trouve / où ma sirène et moi nous l’avons oubliée / Ma sirène a des étoiles très belles dans son ciel / Des étoiles blondes aux yeux noirs / Des étoiles rousses aux dents étincelantes / et des étoiles brunes aux beaux seins / Chaque nuit trois par trois / alternant la couleur de leurs cheveux / Ces étoiles visitent ma sirène / Cela fait beaucoup d’allées et venues dans le ciel / Ma sirène a sept bateaux sur son océan / (…)
Ma sirène a des savons de toutes formes et de toutes couleurs / C’est pour laver sa jolie peau / Ma sirène a beaucoup de savons / L’un pour les mains / L’autre pour les pieds / Un pour hier / Un pour demain / Un pour chacun des yeux / Et celui-là pour sa queue d’écailles / Et cet autre pour les cheveux / Et encore un pour son ventre / Et encore un pour ses reins / Ma sirène ne chante que pour moi / J’ai beau dire à mes amis de l’écouter / Personne ne l’entendit jamais (…) Robert Desnos, Ma sirène, Destinée arbitraire.
“Closer, la série que je présente, n’est pas à proprement parlé un projet, c’est plutôt mon journal de bord, mon quotidien mis en image : j’y dévoile mes proches, comment ils grandissent, changent, et deviennent, selon moi, de plus en plus beaux…”. Il y a les photographes du lieu, de l’espace, des territoires et il y a ceux des sabliers, de l’horloge et du temps. Kate est vraisemblablement de la seconde engeance. Car au final, il s’agit d’éther, encore et toujours, ou plutôt de liquide, du flux autour qui colle à la chair, de ce grand bain dans lequel nous nous débattons tous et qu’on appelle le temps.
Ci-contre : Un peu d’histoire, ça vous dit? S’il est souvent l’occasion d’humiliation chez les femmes, la symbolique des cheveux et de leurs coupes chez les hommes est vaste… Par exemple, les Nazarites faisaient vœu de ne pas couper leur chevelure, Samson en était le parfait exemple et il était dit que sa force dépendait de la longueur de sa toison (et quand Dalila les lui coupa, il perdu effectivement ses pouvoirs, Freud plus tard en fit un symbole castrateur). Les soldats grecs et troyens portaient les cheveux longs à la bataille mais les grecs adoptèrent la coupe courte à partir du vie siècle av. J.-C.. À Rome, avant le début de l’ère chrétienne, le cheveu court était la norme pour les hommes. Et quand Jules César conquit la Gaule, dont les habitants portaient les cheveux longs, il ordonna qu’ils se coupassent les cheveux. Dans un passage du Nouveau Testament, Paul de Tarse considère comme honteux les cheveux longs pour un homme alors qu’ils sont encouragés pour les femmes. Le port des cheveux longs est parfois perçu par les tenants de la culture dominante comme un identifiant d’une culture subordonnée, comme c’était le cas des Irlandais Gaëliques sous domination anglaise ou des Maures demeurés en Espagne après la Reconquista. Jusqu’au Moyen Âge, dans la culture germanique les cheveux courts indiquaient la servitude et la paysannerie et les cheveux longs étaient associés à des cultures comme celles des Goths.
Mais que s’agit-il de fuir ? Qu’est-ce qui fait peur à cette jeune fille en rouge, ce chaperon de dos (voir portfolio) ? Le monde des loups ? Des hommes ? Celui de la ville, du pays, du tout virtuel ? Cette jeune Vénus Botticellienne, rousse et tatouée, semble déjà si loin : en tout cas à bonne distance… Voilà ce que photographie peut-être Kate : la bonne distance. Et cette distance, peut-être, est mélancolie… Ce sentiment diffus qui nous éloigne de sa dégénérescence : la tristesse, la dépression. La mélancolie est un garde-fou qui nous empêche et nous retient. Pour qui vit avec, elle est cette façon de regarder les gouffres qui nous guettent en face, en s’y tenant juste au bord, sans jamais y tomber, au bord pour éviter l’anesthésie du bonheur, savoir que ce pourrait être pire, et que, ce qui pourrait être mieux ressemble vraisemblablement à un mirage, la bonne distance donc, la lucidité -déjà de Kate. Notre porte-étendard…
La distance, la mélancolie sont l’instinct des âmes aristocratiques, celles qui se meuvent dans les cercles éloignés, aux périphéries du bruit et des gesticulations, ni trop près, ni trop loin des hommes, de ce que l’on appelle communément du monde « civilisé ». La nature ici comme proposition de distance : pour éviter les aspects terrifiants de notre époque, la nature et le club des intimes, le choix strict de ceux auprès desquels on se retire et on consent à se livrer : pour garder le contact avec ce monde, parce qu’il le faut bien.
Aujourd’hui, Kate travaille en argentique avec un 6×6 Bronica -et c’est ce qui donne l’incroyable délicatesse des teintes, la douceur de la lumière, le grand écart entre les valeurs si bien contenu, oui : vive l’argentique ! Ses photographes préférés sont, nous dit-elle : Sally Mann, Sarah Moon, Alec Soth et Marie Ellen Mark, de bien belles références donc, qui, en plus de l’inspirer, la guide avec bienveillance dans le chemin très étroit du visage de l’autre.